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La révolution comme conjoncture : le militantisme exceptionnel et le travail « dans l’État » des organisations populaires à Caracas

par Yoletty Bracho (Université Lyon-2)

 

Résumé :

Pour les militants de la gauche urbaine ayant des liens forts avec les quartiers populaires de Caracas - que nous appellerons ici les movimientos (mouvements) - le début du XXIème représente un tournant politique. Ils sont devenus des gardiens de la révolution, et des acquis politiques et sociaux que celle-ci aurait permis d’atteindre. En effet, les liens symboliques et matériels entre ces movimientos et les gouvernements chavistes se sont resserrés, notamment par l’intégration des militants dans les administrations publiques. Cette intégration vient relier le devenir du gouvernement et celui des militants et leurs organisations. Ainsi, la révolution en tant que conjoncture, c’est-à-dire, en tant que situation exceptionnelle exigeant une pratique militante intense et dévouée renvoie à des relations structurelles entre champ politique et espace militant, qui permettent de donner sens à l’activité « dans l’État ». Cette activité est vue comme étant contradictoire avec la position du militant populaire, mais aussi comme un sacrifice nécessaire pour la bonne tenue de la révolution. Nous réfléchirons aux ressources et aux contraintes qu’apporte cette exceptionnalité régulière aux militants qui construisent une carrière professionnelle durant les gouvernements chavistes. Exceptionnalité qui peut être aussi analysée comme un moyen pour ces gouvernements d’encadrer l’activité militante.

 Mots-clefs :

Militantisme institutionnel, Chavisme populaire, Politique de proximité, Institutionnalisation, Campagne électorale.

 

The revolution as an extraordinary moment: exceptional activism of Caracas’ grassroots organizations and « working in the State »

Abstract :

For the left wing popular and urban activists of Caracas - who we’ll call the movimientos (grassroots movements) – the beginning of the twenty-first century represents a political turning point. They became the guardians of the revolution, and of the political and social gains it allowed to be achieved. In deed, symbolic and material relations between these movimientos and the chavista governments became closer by the integration of popular activists into public administrations. This process relates the future of the grassroots movements and its activists to the future of the chavista governments. Therefore, the revolution as an exceptional situation, demanding intense activist endeavor and dedication, is in fact the result of structural relations between the political field and the grassroots movements’ arena, which allow to give a politcal meaning to “working in the State”. An occupation seen as contradictory to the popular activist position, but also as a very well needed sacrifice for the well being of the revolution. We will reflect on the resources and constraints resulting of this regular exceptionality, which benefit social activists building a professional career during the chavista governments. An exceptionality, which can also bee seen as a way for the government of regulating the grassroots movements activities.

Key words:

Institutional activism, Popular chavisme, Political proximity, Institutionalization, Electoral campaign.

 

Article :

Pour les militants « révolutionnaires », « chavistes », et plus précisément pour les militants de la gauche urbaine ayant des liens forts avec les quartiers populaires de Caracas - que nous appellerons ici les movimientos (mouvements), reprenant le terme qu’ils utilisent pour se désigner eux-mêmes - le début du XXIème siècle a représenté un tournant politique. Depuis l’arrivée du gouvernement Chávez, le Venezuela se conçoit comme une sorte de bastion révolutionnaire, et en conséquence ces militants sont revêtus d’un nouveau rôle : ils deviennent des gardiens de la révolution, ainsi que des acquis politiques et sociaux que celle-ci aurait permis d’atteindre. Ces movimientos constituent un groupe dont les frontières sont difficiles à définir. Ils ont tendance à s’auto-nommer aussi le « chavisme populaire »[1]. Dans le cas de notre enquête, il s’agit notamment de quatre organisations ayant une présence nationale : l’Association Nationale des Médias Communautaires, Libres et Alternatifs (ANMCLA), le Mouvement Pobladores (qui s’occupe de la lutte pour le logement), le Courant Révolutionnaire Bolívar et Zamora (CRBZ – qui s’occupe de l’accompagnement à la construction des communes rurales) et la Réseau National de Communards (RNC – qui s’occupe aussi des communes rurales). S’ajoutent à ceux-ci des collectifs localisés à Caracas et de plus petite taille, comme Codes Libres (CL – qui s’occupe de la conception et de la communication), l’Armée Communicationnelle de Libération, (allié de CL), Commando Créatif, l’Araignée Féministe, et des brigades internationales de solidarité avec la révolution bolivarienne comme la Brigade Ché Guevara, la Brigade Internationale Eva Perón et la Brigade Dario Santillán, chacune d’entre elles issues de mouvements sociaux argentins.

Les liens symboliques et matériels entre ces movimientos et les gouvernements chavistes se sont resserrés, notamment par l’intégration des militants dans les administrations publiques[2], liant ainsi le devenir du gouvernement et celui de ces militants et leurs organisations. Cela est d’autant plus visible dans les très nombreuses périodes électorales (avec en moyenne une échéance électorale par an depuis 1999), ou encore dans des phases de tension politique. Durant ces périodes le quotidien de ces militants se concentre particulièrement sur le rôle de défense de la révolution. Ces militants parlent alors de la coyuntura (la conjoncture), c’est-à-dire, d’une situation exceptionnelle exigeant une pratique militante intense, particulièrement dévouée, en concordance avec la nature sensible des enjeux politiques du moment[3]. Or, cette nature singulière de la conjoncture n’est plus exclusive des périodes électorales. L’exceptionnalité vient s’installer dans les pratiques quotidiennes du militantisme, notamment par le processus de professionnalisation des militants[4] et avec l’institutionnalisation de leurs liens avec le champ politique[5]. Par ce biais, l’exceptionnalité se pose comme moyen de donner sens à l’activité « dans l’Etat », laquelle est vue comme étant contradictoire avec la position du militant populaire, mais aussi comme un sacrifice nécessaire pour la bonne tenue de la révolution.

Dans un premier temps nous allons suivre les activités militantes de cette gauche urbaine de Caracas durant la campagne électorale pour les élections à l’assemblée nationale au mois de décembre 2015. En effet, nous verrons que ce moment se construit autour des alliances politiques entre ces militants et des figures politiques ayant des hautes responsabilités institutionnelles. Dans un deuxième temps nous verrons que ces liens activés durant la campagne électorale sont en fait des liens qui se bâtissent en amont, dans un quotidien marqué par le militantisme institutionnel des acteurs de notre enquête. Or, cette intégration à l’administration qui devient routinière est elle-même pensée comme exceptionnelle, le travail « dans l’Etat »constituant pour les militants révolutionnaires une sorte de sacrifice. Nous réfléchirons enfin aux ressources et contraintes qu’apporte cette exceptionnalité au quotidien aux militants qui construisent une carrière professionnelle durant les gouvernements chavistes. Exceptionnalité qui peut être aussi analysée comme un moyen pour ces gouvernements d’encadrer l’activité militante.

Une élection exceptionnelle ? Une élection comme une autre ?

Dans un premier temps observons comment se construit le discours des mouvements sociaux dans la campagne pour les élections à l’assemblée nationale du mois de décembre 2015. Dans une élection vue comme particulièrement importante étant donné la perte d’appui populaire du chavisme, et dans un contexte économique critique, les espaces militants se basent sur leurs alliances historiques et savoir-faire pour construire une campagne électorale distincte de celle du PSUV. Il ne s’agit pas de présenter des candidats face aux candidats du Parti. Il s’agit de construire une campagne de promotion de contenus, dans laquelle sont rendus publics un ensemble de demandes et valeurs qui, selon les movimientos, devraient inspirer un parlementaire de gauche. Les contextes politiques et économiques contraignent les movimientos, pour conserver leur distance à l’égard du PSUV tout en gardant une position « à gauche », à mobiliser des alliances stratégiques avec des personnalités hautes-placées mais distanciées du Parti, tel le Ministre de la Culture - Reinaldo Iturriza - au moment de la campagne.

Un appel à la construction d’une campagne depuis les movimientos :

Le 4 septembre 2015 je me réunis avec Carlos, un cadre militant du ANMCLA. Il m’annonce que les movimientos décident de construire une campagne électorale indépendante pour les élections à l’assemblée nationale. Ceci veut dire que ces acteurs, qui ont eu des liens avec le PSUV, décident de s’en distancier pour construire une campagne propre, l’objectif étant moins celui de soutenir des candidats en particulier, que de construire une liste d’exigences de leur part envers les candidats de la gauche, voire du parti. Ceci peut être vu comme le début d’un détachement ouvert des acteurs dits du « chavisme populaire » face aux cadres du Parti, détachement issu des clivages structurelles qui émergent notamment après la mort d’Hugo Chávez en 2014. Cet effort de distanciation s’explique aussi par le déroulement des primaires du PSUV pour ces élections, durant lesquelles le Parti accorda à ses propres cadres, ou à des candidats méconnus mais dont il voulait tirer bénéfice, des places historiquement données aux candidats des quartiers populaires[6]. Ceci a été très mal reçu de la part des movimientos qui avaient jusqu’alors participé de manière active à la campagne de ces candidats avec lesquels ils entretenaient des liens privilégiés.

À partir du mois de septembre débutent les efforts pour mettre en place la campagne des movimientos. Les réunions de discussion de contenus, de construction des principes politiques de campagne et d’organisation logistique se font de plus en plus régulières (sur mes notes de terrain je compte une à deux réunions par semaine pendant un mois), donnant un rythme accéléré aux rencontres des militants[7]. Le 4 septembre la décision est prise par les movimientos de rejoindre les efforts du collectif Códigos Libres dans la préparation des contenus de campagne. Le 9 septembre, une réunion a lieu pour diffuser l’information sur ces accords. Entre le 14 et le 20 septembre certains militants des movimientos participent à un stage collectif de conception des contenus de campagne mis en place par CL. Le 21 septembre les résultats de ce premier stage sont présentés à un groupe élargi des cadres des movimientos, en cherchant leur approbation pour mobiliser ces chartes graphiques et propositions de contenus dans la campagne en soi. À ce moment, les accords politiques quant aux thématiques de campagne, et les accords techniques quant à l’usage des chartes graphiques proposées par CL doivent se faire rapidement. En effet, les cadres des movimientos ont décidé de faire eux aussi un Campamento, c’est-à-dire, un deuxième stage où la conception des contenus de campagne (affiches, spot vidéo, spot radio, patchwork, et autres) se fera de manière intensive durant une semaine, avec les efforts d’une centaine de personnes venues des différents coins du pays. Ce Campamento Fabricio Ojeda[8] est ainsi né à la suite des discussions ardues internes aux movimientos sur deux points en particulier : une discussion sur les contenus politiques à revendiquer dans la campagne, et une autre sur les moyens économiques à trouver pour la mettre en place. Chacune de ces discussions laisse entrevoir les liens complexes entre les cadres des movimientos et le champ politique. Ces liens se bâtissent à partir du rôle d’intermédiaires d’action publique de ces acteurs, rôle qui définit les cadres d’action dont ils profitent dans les institutions, et dont ils dépendent à titre individuel et collectif.

« L’agenda législatif populaire » :

Les chartes graphiques et les contenus issus du stage organisé par CL présentent déjà un cadrage politique. Pour les représentantes de ce collectif (notamment des femmes) l’objectif de cette campagne est de proposer un contenu politique qui n’amène pas à la confrontation. Pour elles, l’actualité vénézuélienne telle que définit par le gouvernement Maduro, à savoir, le discours de la guerre économique pour expliquer les pénuries et l’hyperinflation, ne peut pas déboucher sur des bons résultats électoraux pour le PSUV (et donc pour le gouvernement), car trop axée sur le registre du conflit. Selon la vision des cadres de CL, si l’analyse promue depuis le gouvernement est celle de la guerre économique, alors il serait possible de lui reprocher d’être en train de la perdre. Ainsi, pour gagner les élections « à gauche »[9]  il faut faire front commun, et il faut produire une campagne de propositions, ayant comme centre l’approfondissement de la révolution par le bais de la construction des Communes[10]. En suivant ce cadre discursif, la campagne aurait les moyens de s’éloigner d’un soutien ouvert à des candidats en particulier, tout en proposant des contenus législatifs et politiques de manière indépendante[11]. L’accord d’une campagne sans candidat est assez vite accepté par les cadres des movimientos, mais le niveau de conflictualité à mettre en avant reste un point de désaccord. Ainsi, lors des réunions de préparation vers le Campamento les propos politiques de la campagne sont discutés. Parmi les acteurs ayant le plus de poids dans cette discussion se trouvent les représentants des trois de movimientos, à savoir, ceux d’ANMCLA, de Pobladores et de la CRBZ. Pour ces acteurs, les positions vis-à-vis du champ politique ne sont pas tout à fait les mêmes. Ces différences sont données par leurs différentes positions dans les administrations publiques, et donc leurs différentes responsabilités en tant qu’intermédiaires d’action publique. Pour des acteurs comme Carlos ou Alberto d’ANMCLA, les relations de tension avec le PSUV se tiennent de manière relativement ouverte depuis des années. Ayant des liens plus distants avec les administrations, ils promeuvent des contenus plus conflictuels pour la campagne[12]. La CRBZ est plus structurellement une composante du PSUV. Son caractère de movimiento et sa légitimation en tant que tel lui viennent du travail de terrain auprès des paysans fait dans les zones rurales[13]. Les chargées de communication de la CRBZ, Camila et Maria, soutiennent l’idée d’une campagne sans candidat, en tenant notamment à l’idée de la promotion des Communes. En effet, cette position fait sens avec l’activité principale de la CRBZ, qui est celle d’accompagner les procédures administratives nécessaires à la mise en place des communes rurales à échelle nationale. Par ailleurs, les représentants de Pobladores, notamment Yelitza et Miguel, tiennent à revendiquer la figure de Nicolás Maduro en tant que héritier politique d’Hugo Chávez. Cette position s’explique en partie par des liens politiques forts liant Pobladores à Hugo Chávez. Ce dernier agit directement pour intégrer Pobladores à la Gran Misión Vivienda Venezuela (Grande Mission Logement Venezuela - GMVV). Il s’agit d’un programme d’action publique dont l’activité principale est la construction des logements à grande échelle, et qui est devenu le programme phare du gouvernement Maduro. Pobladores fait partie de la GMVV en tant qu’allié populaire du gouvernement Chávez, et par ce biais se fait octroyer ses propres budgets pour la construction de logements en autogestion.

En arrière-plan des différentes échéances électorales, les gouvernements chavistes du début du siècle ont construit des liens avec de nombreuses organisations de gauche par le biais de la professionnalisation des militants. Les liens entre le champ politique et ces espaces militants[14] deviennent alors relativement étroits, tout en gardant une dimension conflictuelle. Le rôle de ces militants en tant qu’intermédiaires d’action publique[15], notamment dans les différents dispositifs participatifs mis en place pour la gestion des territoires et classes populaires, créé des interrelations fortes entre le devenir du gouvernement chaviste et le devenir de ces acteurs (personnel et collectif). Ainsi, les significations politiques données à l’activité au sein de l’administration (dont nous verrons les détails par la suite), encadrent d’emblée leurs capacités en termes de discours et actions politiques. Dans un moment où tous ces acteurs sont en train de vivre les conséquences de la pénurie et l’hyperinflation, et dans lequel ils occupent tous, ou ont tous occupé des places dans les administrations publiques du chavisme, surgissent les questions de la capacité de critiquer le gouvernement chaviste, de dénoncer les éventuels abus commis par ses membres, et de critiquer « le bureaucratisme » comme un fléau qui nuit aux objectifs politiques de l’organisation populaire. Les aller-retour de ces discussions donnent lieu à un premier jet d’accords politiques très généraux, lesquels doivent guider les contenus produits lors du Campamento : 1 – Réhabiliter la figure de Chávez et du chavisme populaire. 2 – Remobiliser le label CAPHUCHA : Comando de Campaña Popular Hugo Chávez (qui avait servit dans des campagnes précédentes pour réunir divers acteurs de la gauche) 3 – Laisser ouvertes les relations formelles avec le Parti. 4 – La Commune sert comme proposition contre la crise. Entre autres[16].

Les accords font l’objet de multiples discussions, et sont rappropriés, renégociés et parfois ignorés lors du Campamento Fabricio Ojeda. Les contenus produits viennent critiquer de manière plus au moins ouverte le gouvernement Maduro, ainsi que ses cadres politiques. Des contenus appelant aussi au vote chaviste contre le vote des opposants surgissent, réintégrant des contenus conflictuels plus larges à la campagne. Ces contenus se regroupent autour de « L’Agenda Législatif Populaire »[17], qui résume les exigences des organisations participant au Campamento envers les candidats à l’Assemblée Nationale.

En somme, ce que nous observons est la complexité des relations entre le champ politique et les espaces militants, construite du fait de la professionnalisation des militants. La conjoncture du gouvernement devient ainsi, de manière plus au moins conflictuelle, la conjoncture des militants. Ceci est définit non pas au moment de la campagne, mais bien avant dans l’institutionnalisation des liens entre ces acteurs. De ce fait, « défendre la révolution » est un acte qui s’accomplit non seulement au moment d’appeler au vote, mais aussi et surtout dans un quotidien où des significations politiques se mêlent aux réalités matérielles qui lient les cadres de ces organisations aux administrations publiques dirigées à leur tour par les cadres du champ politique.

Nous verrons dans un deuxième temps le rôle que jouent ces administrations dans la campagne. Cette dynamique révèle la nature des relations régulières entre espaces militants et champ politique, construites à travers les administrations publiques. Relations structurelles et structurantes, elles définissent le « sacrifice militant » du quotidien.

La campagne populaire : les moyens dont nous méritons :

En effet, au moment de construire cette campagne populaire, ce ne sont pas les organisations seules qui en tiennent la responsabilité politique et financière. Parce que les militants des organisations se « sacrifient » pour la révolution en rejoignant les administrations publiques, ils attendent des cadres politiques d’agir en conséquence en soutenant leurs initiatives politiques à travers des cessions du budget public. De fait ces attentes ne sont pas toujours respectées, ce qui peut être vécu comme une trahison. Pour nous, ces contraintes révèlent des relations de dépendance entre les espaces militants et le champ politique, lesquelles tendent à être expliquées par la question de l’exception et par le besoin de défendre la révolution.

« Bajar el presupuesto » (faire descendre le budget) :

Mettre en place le Campamento Fabricio Ojeda est une grande entreprise. Entre le 7 et le 11 octobre il faut loger, nourrir, et donner des moyens pratiques et techniques de travail à une centaine de personnes venues des différents endroits du pays où ANMCLA, Pobladores et la CRBZ ont une assisse locale. Comptant parmi leurs militants (notamment d’ANMCLA, Comando Creativo et des Brigades Internationalistes) des personnes ayant une forte expérience en production vidéo, audio et conception graphique, les objectifs de production pour le Campamento sont ambitieux. Par conséquent, le besoin d’avoir des moyens qui accompagnent ces capacités techniques devient central. Ceci, dans un contexte économique vénézuélien où l’acquisition de moyens de consommation de base pour nourrir les participants au Campamento, ainsi que l’achat des matériaux pour le travail plus manuel (papier, peinture, encre, cartons, tissu, etcetera) représentent un investissement important. Même si les organisations proposent chacune d’entre-elles les moyens qu’elles ont sous la main - Pobladores propose le logement dans un de ces terrains en construction, ANMCLA propose des équipes comme ordinateurs, cameras professionnelles, équipes production d’audio - très vite la question se pose de l’institution à contacter pour obtenir des fonds supplémentaires.

C’est une pratique courante[18]. À de nombreuses reprises, j’ai accompagné des acteurs sur mon terrain pour chercher un collègue militant qui travaillerait dans une administration dans laquelle il y aurait suffisamment de présence militante pour la voir comme institution alliée, et trouver ainsi quelqu’un qui se charge de bajar el presupuesto (faire descendre le budget), ou sacar el presupuesto (faire sortir le budget), pour mettre en place une activité dans un quartier populaire. Ces descentes de budgets impliquent l’imbrication des différents types des liens politiques et militants qui sont au cœur de la tenue des relations du champ politique avec les espaces militants à travers l’appareil administratif. Ce sont ces relations qui sous-tendent la conjoncture politique qui construit le quotidien de ces cadres militants intégrés aux administrations comme moyen de défense de la révolution. Observons plus en détail ces imbrications.

Dans la réunion du 15 septembre de préparation du Campamento, les movimientos présents se demandent comment se repartir les dépenses de l’activité. Yelitza de Pobladores propose ses locaux de Chacao (zone de l’Est de Caracas) pour héberger les participants et leur offrir un espace de travail. Carlos, d’ANMCLA et Osvaldo, d’Infocentro proposent des équipes techniques. Yelitza propose également de mobiliser des militants de Pobladores pour faire la cuisine durant les cinq jours de travail, à la condition que la nourriture soit achetée collectivement. À la suite de la discussion un accord commun est obtenu pour aller voir « qui a des amis dans les institutions et qui peut faire descendre des budgets »[19]. À ce moment-là il s’agit surtout de se rapprocher des militants ayant des postes administratifs notamment dans le ministère de la Culture. Ce ministère est vu comme un allié par ces acteurs militants notamment du fait de la présence de Reinaldo Iturriza, qui a été ministre des Communes et ensuite de la Culture, et dont le parcours politique avant de devenir proche du chavisme est plutôt adjacent de celui de certains cadres des movimientos. Le jeudi 17 septembre une nouvelle réunion a lieu, et ce jour-là, les militants présents apprennent par un texto collectif d’Iturriza que les budgets du ministère de la Culture avaient été entièrement consommés avant le dernier trimestre de 2015, et qu’aucune rallonge budgétaire n’avait pu être obtenu pour finir l’année. Dans ce texto le ministre parle de « l’écroulement des budgets publics » et du « besoin de s’accommoder aux nouvelles circonstances ». Il dénonce aussi des usages abusifs du budget du ministère qui pour lui était devenu « un bureau de gestion des billets d’avions », finissant son message par l’obligatoire « ¡Hasta la victoria siempre! ».[20] La même journée il est annoncé qu’Isis Ochoa (cadre chaviste ayant des relations tendues avec les espaces militants qui sont en lien avec Reinaldo Iturriza) redevient ministre du Pouvoir Populaire pour les Communes et les Mouvements Sociaux. Les cadres des movimientos ne peuvent pas s’empêcher de voir dans ces informations une certaine logique d’ensemble, révélant la trahison politique des cadres chavistes vis-à-vis d’eux en tant que représentants du « chavisme populaire ». En effet, les difficultés budgétaires du ministère sont affirmées en réunion le 21 septembre, quand Alberto d’ANMCLA finit un appel téléphonique avec Reinaldo Iturriza qui lui confirme que le ministère avait épuisé ses budgets et que ne pouvait plus s’investir, y compris dans le Campamento. Ceci est affaire de discussion collective, dans laquelle il est mis en débat les dépenses du ministère, la gestion du ministre, entre autres. Il est accordé de « faire sortir au Ministère juste ce dont on a vraiment besoin »[21].

La participation exiguë du ministère : une rupture politique tacite ?

Arrivée le Campamento, les différents besoins pour le mettre en place avaient été plus au moins couverts. L’hébergement, comme prévu, avait été fourni par Pobladores, les équipes par ANMCLA, et une partie de la nourriture par la CRBZ et la RNC, issue de la production des communes rurales liées à leurs organisations. Une partie de l’argent nécessaire au payement de ces matériaux et cette nourriture avait été avancée pat Pobladores et ANCMCLA, en espérant un remboursement du ministère de la Culture (autrement dit, par Alberto et par Yelitza, en espérant pouvoir faire pression sur Reinaldo par la suite). Manquaient tout de même notamment des dotations comme la peinture, les bombes spray, de l’encre, du papier, des cartons, des tissus, des pinceaux. Durant le Campamento les cadres des movimientos, et notamment Alberto, Yelitza et Pedro (du RNC), essayent à distance de faire pression sur les personnes ayant été répertoriées comme étant des alliés militantes au sein de l’administration pour faire arriver des matériaux. Ils cherchent dans différentes instances liées au ministères de la Culture et des Communes (Fondation pour le Développement et la Promotion du Pouvoir Communal - FUNDACOMUNAL, Cabinet de Culture du District Capital, Infocentros, vice-ministère d’Economie Populaire, vice-ministère de Formation Politique). Le 9 octobre, troisième jour du Campamento, Alberto arrive énervé à la salle de conception graphique. Il nous montre en laissant tomber par terre, un sac contenant quelques pots de peinture (de petite taille), quelques pinceaux et quelques bombes de spray. « Voilà la contribution du Ministre de la Culture ! », dit-il avec un ton ironique. Ce moment d’indignation, qui paraît par ailleurs évidente et légitime pour les militants présents dans la salle, résume la tenue des relations entre le champ politique, les espaces militants, et les administrations comme lieu investi par des logiques militantes. Les cadres des movimientos, par leur activité en tant qu’intermédiaires d’action publique, créent un lien politique entre eux et les cadres du chavisme intégrés dans les administrations. L’activité qu’ils mènent au quotidien est conçue comme étant un sacrifice qui répond à la conjoncture structurelle qu’est en quelques sortes celle de la construction et la défense de la révolution. Comme nous explique Clara, militante de l’Armée Communicationnelle de Libération (mouvement allié de CL), et à la tête de la Direction des Politiques Publiques du Ministère de la Culture au moment de l’entretien :

« Selon moi je ne retournais pas à l’État. […]. Depuis l’armée la position c’était de dire qu’on travaillait seulement avec l’État pour le processus, mais pas dans l’État avec la bureaucratie. Après que Chávez meurt je me dis « ben merde, personne veut travailler dans l’État », finalement c’est bien confortable, […] de ne pas te taper les heures de bureau et les tâches de merde qui sortent ici parfois, et les responsabilités fatigantes et gérer des équipes, bref, tu ne te tapes rien de tout ça. Mais donc, qui se le tape ? […] Donc c’est un peu un acte de, ben, je vais faire le pari d’assumer ce truc. Mais bon, il y a des jours où je suis assise devant l’ordinateur et je me dis merde, j’étais tellement heureuse à l’armée ! Je gagnais mieux, j’avais plus de temps libre, je faisais ce que je voulais avec mes enfants, mais bon bref, je ne pars pas d’ici avant que Reinaldo ne parte. »[22]

Ce témoignage renvoie à la discussion plus générale définie par la conjoncture de la révolution, celle de la légitimité (ou manque de légitimité) d’agir « dans l’État ». Dans ce contexte, les frontières entre militantisme, militantisme institutionnel, action publique, gouvernement et Etat, sont floues. Elles sont régulièrement resignifiées par la catégorie de « révolution », qui crée un régime d’exceptionnalité qui donne un sens politique particulier aux actions entreprises depuis ces multiples positions. Les différentes contraintes matérielles, sociales et l’ensemble des déterminismes qui permettent ou empêchent les carrières politiques des uns et les carrières administratives des autres, peuvent avoir un rôle secondaire dans l’analyse de ces militants. Sans être aveugles aux intérêts divergents entre les différents acteurs du champ politique et du champ administratif par rapport à leurs intérêts en tant qu’acteurs populaires mobilisés, ils ont intégré le rôle politique de défenseurs de la révolution qui permet de donner sens à des situations inconfortables. Mais de la même manière, ce sens du sacrifice et du dévouement pour la révolution est un gage de légitimité qui leur permet d’exiger des rétributions matérielles et symboliques de ceux qui se trouvent plus haut dans la hiérarchie, et pour qui ils ont fait le pas de franchir la frontière de l’Etat (pour l’investir avec un registre militant). Ainsi, l’énervement d’Alberto du fait de la maigre participation du ministère de la Culture au fonctionnement du Campamento est représentatif d’une chaine des liens politiques qui à ce moment paraît rompue, et qui par ailleurs met en risque la tenue de ces liens par la suite.

Conclusion

En somme, par l’analyse d’une dynamique exceptionnelle comme une campagne électorale, dans un contexte de tensions politiques et économiques, nous pouvons observer comment le moment présent, vécu comme une conjoncture exceptionnelle, est définit par des relations sociales structurelles. Dans ces relations se définissent les capacités d’action et de résistance des organisations populaires, inscrites dans un univers de contraintes socialement construites et situées. Ainsi, nous pouvons observer que les notions d’ « exceptionnalité » et de « conjoncture » renvoient à des liens structurels entre les espaces militants avec le champ politique. Ces liens façonnent les moyens d’action dont disposent les movimientos. En effet, l’institutionnalisation des liens entre les organisations populaires et le champ politique s’accomplit à partir de l’investissement militant de l’administration publique par les organisations populaires. Dans un sens, ces organisations en bénéficient car elles sont désormais en capacité d’accéder à des moyens humains, budgétaires, et symboliques en vue de leurs mobilisations politiques. Cette institutionnalisation est rendue possible par des liens de proximité tissés entre militants et cadres politiques, qui eux mêmes font sens du fait de la « révolution », catégorie qui tend à routiniser l’exceptionnalité, et qui justifie des alliances stratégiques. Ainsi, l’État, et par ce biais l’administration publique, devient un enjeu de lutte. Se construit en conséquence le sacrifice militant de l’action « dans l’État ». Considérant qu’ils font un « sacrifice » les militants et ses organisations attendent des rétributions de la part du champ politique. Rétributions qui ne s’accomplissent pas de manière systématique, ce qui provoque des tensions et éventuellement des ruptures. Précisément, ces ruptures, en tant que frontières de cette dynamique sociale, nous permettent de questionner le caractère structurant de l’institutionnalisation des relations entre champ politique et espaces militants. La réponse face aux ruptures de la part des movimientos, comme l’indignation ou la sensation de trahison, laisse entrevoir une conséquence moins avouée mais tout de même audible qui est celle de l’encadrement des organisations populaires. En effet, au-delà des discussions normatives sur les capacités d’agir, il est possible de parler d’un encadrement des répertoires d’action[23]. Il ne s’agit pas de penser que les gouvernements chavistes agissent nécessairement à partir des calculs stratégiques qui leur auraient permis de construire cet encadrement, qui par ailleurs doit être aussi analysé comme l’héritage d’une tradition de co-construction de l’action publique vis-à-vis des quartiers populaires vénézuéliens[24]. Il s’agit d’observer que cette routinisation de la construction d’une action publique à partir des liens de proximité entre espaces militants et champ politique[25], construisent un ensemble de contraintes dont la compréhension est nécessaire à l’analyse des résistances populaires face à l’État lors des conjonctures politiques de la dite « fin de cycle ». 

 

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Sylvie Tissot, « Reconversions dans la politique de la ville : l'engagement pour les « quartiers » », Politix, n° 70, 2005/2, p. 71-88.



[1] Pas hégémoniques de cette appellation, ils en font usage notamment pour se distinguer de ce qu’ils appellent le « bureacratisme », ou le chavisme de bureau, qui renvoie à certaines élites du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), et à certaines élites institutionnelles.

[2] Sylvie Tissot, « Reconversions dans la politique de la ville : l'engagement pour les « quartiers » », Politix, n° 70, 2005/2, p. 71-88 ; Magali Nonjon, « Professionnels de la participation : savoir gérer son image militante », Politix, n° 70, 2005/2, p. 89-112.

[3] Florence Joshua, Anticapitalistes. Une sociologie historique de l’engagement, Paris, La Découverte, 2015.

[4] Daniella de Castro Rocha, « Logiques et pratiques de participation dans les périphéries de Brasilia. Leaderships locaux, relations de clientèle et militantisme professionnel », Revue internationale de politique comparée, vol. 20, n° 4, 2013, pp. 123-143.

[5] Jacques Lagroye, La politisation, Paris, Belin, 2003.

[6] C’est notamment le cas de Zulay Aguirre, mère de Robert Serra, député chaviste qui a été assassiné dans des circonstances peu éclaircies. Elle finit par être candidate de la circonscription électorale 2 (du District Capital) face au candidat historique Juan Contreras, connu notamment pour son engagement politique au quartier 23 de enero.

[7] Benoît de l'Estoile, « Observer en réunion », Genèses, vol. 98, n° 1, 2015, pp. 3-6.

[8] Député vénézuélien qui, dans les années 1960, se retire de la vie politique institutionnelle pour rejoindre la guérilla, il est considéré comme une figure historique de la gauche.

[9] En prenant en compte qu’ici « la gauche », le PSUV et le gouvernement sont des figures qui se recoupent. Dans ce sens, les critiques du gouvernement issues de « la gauche » seraient problématiques car elles viendraient servir les objectifs des opposants politiques au gouvernement.

[10] Dispositif participatif construit suite à l’unification plusieurs conseils communaux, ces derniers étant la première unité de consultation territoriale.

[11] Document interne : ¿Por qué hacemos campaña ? Códigos Libres. Date d’obtention du document : 8 octobre 2015.

[12] Ceci serait à mettre en relation avec leur trajectoire personnelle. Mais dans le cadre de cet article il s’agit pour nous de présenter une vue intermédiaire entre les trajectoires personnelles et les trajectoires des organisations politiques et le champ politique.

[13] Même si ses liens de proximité avec le Parti sont parfois reprochés à ses cadres.

[14] Lilian Mathieu, « L'espace des mouvements sociaux », Politix, vol. 77, n° 1, 2007, pp. 131-151.

[15] Olivier Nay et Andy Smith (dir.), Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l’action politique, Paris, Economica, 2002.

[16] Campamento de producción de contenidos Fabricio Ojeda. Sous partie : Avance de acuerdos políticos. Document interne. Caracas, 27 septembre 2015.

[17] « Para debate ». Document interne. Caracas, 30 octobre 2015.

[18] Julieta Quirós, La politique vécue. Péronisme et mouvements sociaux dans l'Argentine contemporaine, Paris, L'Harmattan, 2016.

[19] Note de terrain. Caracas, 15 septembre 2015.

[20] Copie de message. Reinaldo Iturriza. Note de terrain. 17 septembre 2016.

[21] Yelitza « Estamos en crisis. Hay que sacarle al Ministro solo lo necesario ». Note de terrain. 21 septembre 2015.

[22] Entretien avec Clara. 13 novembre 2015.

[23] Sidney Tarrow et Charles Tilly, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Presses de Sciences Po, Paris, 2015.

[24] Margarita López Maya, « Iglesia Católica y democracia participative y progtagónica en Venezuela », Latin American Research Review, vol. 49, special issue, 2015, pp.  45 – 60.

[25] Camille Goirand, « Participation institutionnalisée et action collective contestataire », Revue internationale de politique comparée, n° 4, 2014, pp. 7 – 28 ; Marie-Hélène Sa Vilas Boas, « Des street level bureaucrats dans les quartiers : la participation aux conférences municipales des femmes à Recife », Revue internationale de politique comparée, n° 4, 2014, pp. 55 – 76.

Pour citer cette communication : Yoletty Bracho, "La révolution comme conjoncture : le militantisme exceptionnel et le travail « dans l’État » des organisations populaires à Caracas" in Colloque international "Gouvernements progressistes et postnéolibéralisme en Amérique Latine : la fin d’un « âge d’or » ?", Université Grenoble-Alpes, juin 2017, URL : https://progresismos.sciencesconf.org/resource/page/id/28

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